Sans pensée critique, la stratégie ne serait qu'une boîte à outils

Professeur de stratégie à l’ESCP et à CentraleSupélec (France), Frédéric Fréry, insiste sur l’importance de faire valoir sa pensée critique en stratégie, discipline éminemment complexe, à la croisée de l’économie, de la finance, du management, de la sociologie et de la psychologie..

Il invite d’ailleurs les lecteurs de la 12ᵉ édition de son livre Stratégique (Pearson, 2020), manuel de stratégie le plus utilisé dans le monde francophone, à aiguiser leur pensée critique, en écrivant noir sur blanc au dos du livre que « Pour développer une pensée critique, l’ouvrage expose clairement les recherches et les pratiques de la stratégie, tant dans les entreprises que dans le secteur public ou les organisations à but non lucratif. Des encarts « Penser différemment » encouragent à contester les points de vue dominants. ». Il lui tient en effet à cœur que les étudiants daujourd’hui et les professionnels développent cette nouvelle compétence pour être de fins stratèges dans un monde sans cesse en mouvance.

La compréhension des phénomènes complexes implique la pluralité des points de vue, mais aussi la capacité à accepter les avantages et les inconvénients de chacun d’entre eux. Or, la stratégie est une discipline éminemment complexe, à la croisée de l’économie, de la finance, du management, de la sociologie et de la psychologie. Dans ce cadre, une pensée binaire, faite exclusivement de recommandations strictement positives et négatives, ne donnerait que des résultats décevants, si ce n’est de manière fortuite.

La pensée critique est essentielle à la hauteur de vue nécessaire en stratégie. Elle implique, face à une situation, de mobiliser plusieurs modèles de pensée, mais aussi de comprendre quelles sont les apports et les limites de chacun. La contestation des points de vue dominants est la définition même du raisonnement scientifique. Comme l’a déclaré le physicien américain Richard Feynman : « la science est la croyance dans l’ignorance des experts ».

Adopter un point de vue scientifique consiste très exactement à douter des théories et à tenter d’en découvrir de meilleures. Le biologiste Jean Rostand ne voulait pas dire autre chose par sa célèbre formule : «les théories passent, la grenouille reste.»

Considérer les modèles et les théories comme des certitudes qu’il est impossible de prendre en défaut est un comportement anti-scientifique. De fait, il faut se méfier des idées qui cherchent à tout expliquer : elles sont généralement soit trop simples, soit trop compliquées. D’ailleurs, les deux situations existent en stratégie, avec d’un côté les jugements définitifs qui postulent par exemple que la seule responsabilité de l’entreprise est de défendre les intérêts de ses actionnaires, ce qui provoque généralement un appauvrissement généralisé, et de l’autre des modélisations exagérément raffinées qui prétendent mettre en équations l’intégralité du fonctionnement d’une organisation et de ses marchés. D’un côté, on trouve les nombreux gourous qui assurent avoir trouvé la solution de l’organisation idéale, qu’elle soit digitale, libérée ou agile, et de l’autre les défenseurs de la minutie analytique, qui dégénère le plus souvent en un exercice stérile et bureaucratique. Comme le soulignait avec raison Paul Valéry, « Le simple est toujours faux. Ce qui ne l’est pas est inutilisable. »

Au total, la pensée critique est donc une preuve d’intelligence stratégique, voire d’intelligence tout court. Penser différemment, accepter les paradoxes, multiplier les points de vue, contester les certitudes, combattre les idées reçues, rechercher les compromis plutôt que les oppositions, est une posture inconfortable, car elle repose plus sur le déséquilibre et le doute que sur la tranquillité d’esprit et la certitude, mais elle seule permet de saisir les infinies nuances qui font la complexité d’une situation stratégique. C’est d’ailleurs tout aussi vrai pour le chercheur vertueux que pour l’enseignant sage.

Comment le disait James March, un des plus grands auteurs en management : « C’est la tension irréductible entre le chercheur et le consultant : l’un en sait trop pour prendre le risque d’émettre un avis, l’autre donne des conseils grâce à son ignorance. Les étudiants veulent qu’on les aide à comprendre le monde, en le présentant comme plus simple qu’il n’est, tandis que l’enseignant vertueux contrarie cette aspiration, les fait douter des évidences du sens commun et des vérités admises. Ils perdent alors quelque aptitude à vivre confortablement dans le monde tel qu’il est, mais gagnent en capacité à changer celui-ci. »

Je ne résiste pas à conclure par cette petite fable :

Le premier élève : c’est noir
Le professeur : oui, tu as raison
Le deuxième élève : non c’est blanc
Le professeur : oui, tu as raison
Le troisième élève : c’est n’importe quoi ! Le premier a dit que c’est noir, le deuxième que c’est
blanc et vous avez dit aux deux qu’ils ont raison !
Le professeur : oui, tu as raison

Frédéric Fréry est professeur de stratégie à l’ESCP et à CentraleSupélec (France). Il a été professeur visitant à la Stanford University ainsi qu’à l’université du Texas à Austin (États-Unis). Il a également été vice-président de l’Association Internationale de Management Stratégique (AIMS). Conférencier, il intervient régulièrement auprès de dirigeants afin de les assister dans leur réflexion stratégique. Il est co-auteur de Stratégique (Pearson, 12e édition 2020) en l’adaptant en version française depuis sa première édition en 2000.