Leaders toxiques : qui sont-ils·elles et comment s’en prémunir ?

Femme au bureau pensive - Leaders toxiques - Pearson TalentLens

Enseignante-chercheuse en management, diplômée en psychologie et en science politique, Valérie Petit est spécialiste du leadership et l’auteure de plusieurs ouvrages sur le sujet parus chez Pearson. Elle intervient régulièrement auprès des entreprises et de leurs dirigeant·e·s sur le thème du leadership toxique.

L’expression leader toxique est à la mode, mais qu’entendons-nous exactement par-là ? Qui sont ces leaders ? Quels risques représentent-ils·elles pour leur entourage professionnel, leur(s) entreprise(s) et pour eux·elles-mêmes et surtout, comment s’en prémunir ? Dans cet article, Valérie Petit précise le paysage et les visages du leadership toxique et pose une question dérangeante : la toxicité du leadership n’est-elle pas aussi une intoxication des leaders par le pouvoir ?

 

Une histoire de poison

Relation toxique, management toxique … « toxique » est devenu le nouvel adjectif que l’on appose, parfois abusivement, pour qualifier une souffrance qu’éprouve l’individu·e dans sa relation à l’autre, au couple, au·à la manager·euse ou au travail. Mais de quoi parlons-nous au juste ? L’étymologie du terme toxique nous éclaire sur ce qui se joue derrière cette nouvelle labélisation : Toxicon en grec désigne une flèche enduite d’un poison mortel, une invention barbare appréciée notamment des celtes pour occire les romain·e·s ! Le terme toxique surgit ainsi pour dire notre sentiment d’être la cible d’attaques comme autant de flèches décochées, de subir une relation qui nous empoisonne littéralement ou encore l’angoisse de voir mourir une part de nous-même. Souvent nous ne savons pas nommer le nom de ce poison lent et insidieux que l’on nous inocule, c’est pourquoi nous le rangeons rapidement sous le terme générique qui désigne ses effets : « toxique ». C’est ici que sont utiles les psychologues et les spécialistes du management : leurs travaux nous aident à nommer le poison pour ensuite, faire le choix du meilleur antidote !

Mais commençons par définir ce que nous entendons par leader toxique.

Le·La leader est l’individu qui exerce sur les autres une grande influence. Souvent, nous associons le·la leader au·à la dirigeant·e de l’entreprise, mais si le·la second·e dispose effectivement d’une grande influence du fait de sa position et de son pouvoir hiérarchique, n’importe quel individu doué peut exercer de l’influence sur autrui dans une organisation. Le point important à retenir ici est que les leaders disposent de facto d’un grand pouvoir, une particularité qui implique deux conséquences : premièrement, leurs décisions et leurs comportements ont un fort impact sur leur entourage professionnel et sur la performance de l’entreprise ; deuxièmement, ils·elles ont une proximité et une relation particulière avec le pouvoir, qui n’est pas sans risque pour leur propre psyché. Dans ces conditions particulières qui sont celles du leadership, la toxicité peut venir de deux endroits : la personnalité du·de la leader et la relation de celui·celle-ci au pouvoir. Explorons ces deux origines…

 

Personnalités difficiles et leadership toxique

Quand nous nous sentons pris·ses dans une relation toxique avec un·e leader, c’est le plus souvent parce que nous avons affaire à une personnalité difficile ou dangereuse. Et le fait qu’elle détienne du pouvoir renforce sa dangerosité en même temps que notre angoisse.

Depuis une dizaine d’années, ces personnalités difficiles font l’objet de classifications, de mesures psychométriques et d’études empiriques de plus en plus rigoureuses. Celles-ci, à l’instar du TD-12 s’appuient sur la classification des troubles de la personnalité du DSM (Manuel diagnostique des troubles mentaux) qui identifie 10 troubles de la personnalité auxquels, sont ajoutés, selon les approches : le trouble anxieux, le trouble dépressif, la personnalité de type A ou la personnalité passive-agressive. Des troubles qui affectent de 9 à 25 % de la population et de 10 à 14 % des salarié·e·s selon une étude menée par Pearson sur la base de l’administration du TD-12 sur de larges échantillons (Rolland & Pichot, 20071).

Le leadership toxique, c’est un panthéon fourni de personnalités difficiles qui empoisonnent votre quotidien professionnel : il y a ce·cette manager·euse qui vous humilie en public lorsque vous lui faites remarquer un oubli de sa part dans une présentation (tendance narcissique), celui·celle qui vous demande de réécrire 9 fois le même rapport (tendance obsessionnelle), celui·celle qui vous accuse de l’espionner pour le compte de la direction (tendance paranoïaque), celui·celle qui passe son temps à parler de lui·d’elle en réunion (tendance histrionique), celui·celle qui n’hésite pas à enfreindre les règles et remettre en cause les décisions de la hiérarchie (tendance antisociale), celui·celle qui se montre tout le temps négatif et pessimiste (tendance dépressive) ou encore celui·celle qui passe de l’enthousiasme absolu au dénigrement malveillant vous concernant et ce, en l’espace d’une journée (tendance borderline) ; c’est aussi celui·celle qui vous traite de fainéant·e et vous accable de travail (type A), celui·celle qui vous donne l’impression de toujours le·la déranger quand vous le·la sollicitez et qui vous adresse à peine la parole (tendance schizoïde), celui·celle qui repousse toujours le moment de décider et ne prend jamais ses responsabilités (tendance évitante), celui·celle qui vous demande de faire son travail à sa place et quête sans cesse votre approbation (tendance dépendante) ou plus rarement celui·celle qui un jour vous a affirmé sans ciller que c’était parce que votre entretien s’était déroulé un jour de pleine lune qu’il·elle savait avec certitude que vous étiez le·la collaborateur·rice idéal·e pour ce poste (tendance schizotypique).

Pour autant, gardons-nous de voir du toxique partout et apprenons à bien jauger plutôt qu’à mal juger. Ainsi pour qu’une personnalité soit considérée comme difficile ou un comportement comme dysfonctionnel, 4 critères doivent être présents :

  • Premièrement, ce comportement doit être inapproprié ou inadapté au regard de l’environnement et de la culture de travail (sur un chantier bruyant il est admis de crier, mais pas dans une salle de réunion avec 4 personnes)
  • Deuxièmement, ce comportement doit être stable dans le temps et non la conséquence d’une difficulté passagère (due par exemple à un évènement personnel tel un décès)
  • Troisièmement, ce comportement doit porter un préjudice objectif à l’entourage professionnel (épuisement, mal-être, démotivation) et/ou à l’organisation (baisse de la productivité, atteinte à la réputation)
  • Quatrièmement, ce comportement doit aussi susciter chez leur·e auteur·e une forme de souffrance et un malaise.

Plus largement, un bon indicateur d’une personnalité difficile est ce que l’on nomme la rigidité du trait de personnalité. Si le·la leader toxique semble convaincu·e que ses comportements dysfonctionnels sont normaux et qu’il·elle les assume y compris avec une certaine assurance (je suis comme ça, c’est ce qui fait ma force !) sans empathie, sans conscience des dommages pour l’entourage et sans remise en cause (les coach·e·s et les psys, non merci !) alors nous sommes dans le domaine du potentiellement toxique.

Potentiellement toxique, car toutes les personnalités difficiles ne nous empoisonnent pas la vie. Lorsque que l’on étudie les leaders et les dirigeant·e·s comme je le fais depuis 20 ans, on s’aperçoit d’abord que le·la leader toxique est surtout le fait de certaines personnalités difficiles particulières : ainsi les narcissiques, les histrioniques, les anti-sociaux·ales, les types A, les obsessionnel·le·s et les paranoïaques sont-ils·elles très présent·e·s dans les postes à responsabilités dont les exigences de mise en avant de soi, d’innovation, de compétition et de réussite à tout prix soufflent sur les braises des tendances dysfonctionnelles de ces leaders en même temps qu’elles constituent une base de leur sélection et de leur promotion. Ce qui fait dire à certain·e·s que des troubles comme le narcissisme ou la paranoïa peuvent se révéler très productifs pour la réputation ou la performance de l’entreprise (beaucoup moins pour le bien-être des équipes en revanche).

Plus généralement, là où la toxicité et la dangerosité réelles surgissent, c’est quand les traits rigides et dysfonctionnels de ces leaders viennent causer de la souffrance et de la contre-performance et que celles-ci se trouvent à la fois décuplées mais aussi cautionnées par l’influence dont elles disposent dans leur position de leader. Ici, nous pouvons parler de véritable leadership toxique, une toxicité qui désigne à la fois le·la leader mais aussi la culture de pouvoir et de leadership promue par l’organisation. La combinaison des deux produit des ravages comme l’illustre magistralement le film de Scorcèse, le Loup de Wall Street où Leonardo Di Caprio joue avec brio le rôle de Jordan Belfort, ce trader aussi charismatique que narcissique et anti-social, épris de grandiosité, dépourvu d’empathie et affranchi des règles, dans un univers, la finance, qui invitait alors à tous les excès...

 

Leader toxique et intoxication par le pouvoir

Pour autant, la seule personnalité du·de la leader ou la culture organisationnelle « favorisante » n’expliquent pas tout du phénomène de leadership toxique. Il nous faut également considérer la relation du·de la leader au pouvoir dont il·elle dispose. « C'est une expérience éternelle que tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser » disait le philosophe Français Montesquieu et « Le pouvoir corrompt et le pouvoir absolu corrompt absolument » ajoutait l’historien britannique Lord Acton. Cette croyance qui veut que le pouvoir agisse sur certain·e·s leaders comme un poison qui leur ôte tout sens de la mesure et la raison est ancienne : les Grecs utilisaient le terme d’hubris pour qualifier les effets corrupteurs du pouvoir sur la psyché de ceux·celles qui en détiennent trop.

Plus récemment, les recherches en management ont montré sa présence et mesuré ses ravages au sommet des entreprises (Petit & Bollaert, 20122 ; Sadler-Smith, 20193). L’hubris, c’est l’intoxication du·de la leader par le pouvoir qui à son contact perd le sens de lui·d’elle-même, de ses limites, de ses repères et surtout de sa place. Tel Icare volant trop près du soleil, il·elle se croit au-dessus des lois et des hommes et finira par subir le châtiment des Dieux pour s’être cru·e leur·e égal·e. Ainsi le leadership toxique nous invite chacun·e à nous poser la question du rapport plus ou moins toxique que nous entretenons avec le pouvoir et surtout de l’excès et de l’abus que nous en faisons… À son contact, certain·e·s restent authentiques et parviennent à se gouverner eux·elle-mêmes. À l’inverse, d’autres, souvent parce qu’ils·elles présentent une prédisposition personnelle, telle une tendance narcissique, vont avoir beaucoup plus de mal à lui résister.

 

Que faire alors pour prévenir le leadership toxique dans les organisations ?

Il nous faut agir à plusieurs niveaux.

  • Du côté des entreprises, il existe aujourd’hui des instruments de mesure psychométriques pour détecter les personnalités difficiles qui permettent de porter le bon diagnostic lors d’un recrutement ou d’une promotion dans un poste à responsabilités. Mais ces outils ne doivent pas exonérer l’organisation d’un questionnement sur la nature « pousse au crime » de sa culture managériale et l’efficacité de ses dispositifs RH pour lutter contre les risques psycho-sociaux (parmi eux le burn-out, le harcèlement ou encore les violences au travail que peuvent générer les leaders toxiques).
  • Du côté des salarié·e·s, il est urgent, par une meilleure association des acteur·rice·s de la santé au travail (médecine du travail, syndicats et représentant·e·s, cellules d’écoute, etc) de sensibiliser les salarié·e·s/victimes du leadership toxique en leur offrant des moyens de compréhension et d’alerte : expliquer sans relâche ce qu’est le leadership toxique, comment repérer une personnalité difficile est clé car la mise en mots de ce mal est le premier pas. Cette mise en mot ne peut se faire sans une réflexion sur la sécurité psychologique dont bénéficie les salarié·e·s pour ce faire.
  • Du côté des leaders eux·elles-mêmes, il est aussi possible d’agir. En veillant à ce que les prise de responsabilités soit accompagnées, par exemple par un coaching. Tout ce qui peut permettre au·à la leader de prendre du recul et de mieux se connaitre, de prendre soin de soi et éventuellement d’envisager une prise en charge (nombre de ses troubles peuvent se gérer avec une bonne prise en charge psychothérapique) pour retrouver un exercice positif de leur leadership doit être proposer.

En matière de leadership toxique, il n’y a pas de fatalité, il faut juste bien nommer le poison et administrer l’antidote.